LETTRE À GONZALO GARCIA PELAYO

Manuela Morgaine es cineasta (gran película Foudre, www.foudre-lefilm.com):
LETTRE À GONZALO GARCIA PELAYO
Paris le 2 avril 2014
Cher Gonzalo,
Il y a encore quinze jours je ne vous connaissais pas. Je savais par mon ami, le critique russe Boris Nelepo, qu’il avait découvert vos films au Festival de Vienne, la Viennale il y a plusieurs mois, et qu’il en avait été renversé. Il a écrit publiquement alors : « Pelayo is my hero ! ». Connaissant son exigence critique, je me suis dit que quelque démon s’était emparé de lui, qu’une force obscure l’avait pénétré pour qu’il retourne en enfance et vous donne ainsi le statut d’un héros. J’avais donc exploré votre monde sur la toile pour essayer de visionner des extraits de vos films, trouver des interviews, mais il y a quelques mois, je n’avais pratiquement rien trouvé à me mettre sous la dent, que des articles en espagnol sur le monde des jeux, des corridas et de la production musicale qui font partie de votre stature professionnelle protéiforme. J’ai été sommée par Boris d’aller voir tous vos films, vos six films lors de la rétrospective qui se tient actuellement au Musée du Jeu de Paume de Paris. J’y allais les yeux fermés, ayant une confiance aveugle dans ses choix cinématographiques. Mais cette force obscure qui semblait s’être emparée du public et des critiques qui avaient assisté aux projections de Vienne, ressemblait fort à celle de l’OBJET DU DÉSIR de Bunuel. Ceux qui avaient vu, avaient entendu, semblaient envoûtés, sous une emprise quasi surréelle. Comme si votre cinéma les avait comme on dit en France scotchés au plafond, que leur œil était maintenu grand ouvert, à la manière CHIEN ANDALOU.
La première fois que je vous ai rencontré c’était à la première projection en France de MANUELA et bien sûr que portant le prénom du titre de votre film, nous avons joué ensemble avec cela. J’étais loin alors d’imaginer combien la confusion entre l’art et la vie était le cœur même de votre œuvre. Pourtant l’homme rencontré avant l’œuvre me donnait déjà la température et une indication. A vous seul, c’était une humanité chaude et une rythmique dans le parlé vrai, dans l’authenticité, la frontalité du regard comme celle du torreador à son taureau juste avant la mise à mort. Pas une séduction, bien plus que cela dans le premier regard avec vous, un droit au but des yeux et des mots, une vitalité, une chaleur, je reviens encore dessus, tout cela si rare au premier contact dans un milieu de cinéma qui commence par offrir le froid de l’apparence. Pas de poigne de la main, la première fois, mais l’étreinte, tout de suite et forte. Comme en terrain connu alors que c’est la première fois. Comme si nous étions au point de partir à l’aventure ensemble, pas l’attitude du réalisateur avant la projection, mais celle d’un guide de montagne qui allait parler du relief du terrain, des dangers, des risques, de la perception, un dompteur qui fait entrer dans la cage du fauve et montre sans rien dire la direction du regard, un maître de cérémonie, un châtelain ouvrant son domaine au public pour la première fois, tout sauf un Don Juan ou un clown, un Rastignac ou un bonimenteur, un faiseur, mais un « hombre », et la joie sur ce visage, cette joie de celui qui a tant attendu, ce visage de l’impatience d’un cinéma qui enfin visible, jouit.
Oui cette jouissance de votre regard, je l’avais vu déjà mais où ? J’ai compris dans quel autre visage lorsque au cours d’une des présentations merveilleuses de vos films, vous avez cité votre maître Picasso. Vous nous avez confié combien cet artiste, combien cet Ogre puissant comptait pour vous. Votre héros à vous. Et alors j’ai repensé à cette image de Picasso peu connue et je me suis imaginée que depuis longtemps vous étiez cette chouette au creux de sa main, celui qui regarde à partir de là, dans la main d’un grand créateur libre, qui s’est creusé un nid à même la main d’un peintre génial et affranchi, d’un mangeur de femmes, d’un glouton de la création comme nul autre pareil. Si Picasso avait pour caméra une chouette, vous aviez pour pied de caméra la main de Picasso.
Sachez que j’ai vu vos films à travers ce prisme là, vous dans cette main-là, peignant à ce rythme là, ce rythme à l’œuvre du MYSTÈRE PICASSO de Clouzot, qui nous révèle qu’il est possible d’être NATURE à ce point-là, d’être éclatant, d’être danse, de faire tomber les masques, être nus, mais pas nus sans vêtements, bien plus encore, d’être entièrement nus, dévoilés, parler du fin fond de son cœur et de son âme, lâcher prise à ce point là sans paradis artificiels, sans drogues dures ni alcools forts, là, comme le geste du peintre et de son pinceau qui nous giclent au visage de l’autre côté d’un écran.
Cher Gonzalo. Je ne suis pas critique de cinéma. Comme vous je suis cinéaste. Comme vous je me bats pour la visibilité d’un cinéma libre et loin des conventions, libre de se produire quand il veut ou il veut parce qu’il le veut et nous apparaît dans son essence. Un cinéma qui s’impose avec une force irrésistible. Je vous écris depuis le noyau dur de cet obscur objet du désir qu’est précisément le cinéma.
Cher Gonzalo, cet oiseau rare que vous êtes là dans la main de Picasso, toujours l’œil ouvert, ce veilleur que vous êtes, oui en veille quand tout s’endort, votre cinéma nous excite comme nous n’avions sans doute pas été excités depuis les grands Fellini, Ferreri, Monteïro, votre cinéma qui parle une langue déliée qui va bien au delà des cadavres exquis surréalistes, qui débite plus vite que tous les coups de reins impossibles à dénombrer dans tous vos films, votre cinéma réveillerait un mort ! La tendresse, le rire, l’amour fou, le désir, le désir, le désir encore et encore, la beauté convulsive de vos personnages, la fantaisie permanente, la poésie, les coplas, la musique avant tout qui est le rythme pur…
Je ne peux qu’énumérer des scènes marquantes parce que comment trouver les mots ? Les journalistes l’ont fait majestueusement, Boris le premier, qui vous honore tant dans ses articles et puis ici en France, à travers les nombreuses et passionnantes interviews, parce que c’est ce qu’il y a de mieux à faire, vous laisser parler et entendre parler dans vos films.
Je n’oublierai pas le visage de MANUELA, et dans ce film bien sûr le flamenco de la rage sur la tombe de l’injuste, les chants de Lole y Manuel et l’apparition unique de l’immense danseur Farruco, les noirs et blancs, la liberté de la forme qui se cache sous la convention à première vue. Je n’oublierai jamais Vivir en Sevilla dans son ensemble, la folie de sa langue et de ses images qui apparaissent comme dans un « trip ». Mais en particulier et pour toujours l’image de ce sexe féminin présenté en très gros plan debout sous toutes ses faces, coutures comme on présente une pâtisserie ou un objet mis aux enchères, fruit pas défendu, le long d’un monologue cannibale digne de Rabelais ou du Marquis de Sade, ou d’une tirade de Salvador Dali. Et toute aussi belle que cette chatte d’exposition, la ville de Séville, traitée de la même façon, sans lassitude, qu’on a tout autant envie de caresser des yeux, et toujours le rythme frénétique de la musique et des mots enchevêtrés comme on avait jamais rien entendu de pareil, et qu’on dirait trop vite un coq-à-l’âne quand il s’agit en fait de Vivir vivre, laisser vivre la parole et l’image, laisser faire ce qui nous dépasse, dépasse, laisser jaillir, oser ce qui nous passe par la tête, laisser peindre ce qui advient dans la force de l’instant.
La grâce de ROCIO Y JOSÉ, la grâce lente des processions, le classicisme pur et anthropologique de l’événement rendu dans toute sa vérité, ces grands animaux et ces charrettes pleines de corps vivants et chantants, qui vient conjurer les charrettes des morts de NUIT ET BROUILLARD, cher Gonzalo, vous nous rappelez qu’on doit se transporter ailleurs, être à jamais des migrants, aller à la fête, être ensemble, laisser naître l’amour dans nos cœurs encore innocents, chanter, danser, marcher à s’épuiser les semelles pour être présents à tous les chants de la terre et de tout notre vivant. C’est cela aussi qui chante et danse et applaudit en permanence dans vos ALLEGRIAS DE CADIZ avec insolence cette fois, avec dans ce dernier film de vous la fanfare du peuple pour venir à bout de l’injustice sociale et des langues de bois politiques. L’héröine en double en triple, là encore votre générosité à ne pouvoir sacrifier une actrice contre une autre au casting est prodigieuse et crée du jeu.
Comment avez-vous osé, comment vos acteurs ont-ils réussi à jouer cette scène hilarante où l’homme est pris d’un désir impérieux de parler aux fesses de la femme, pas à elle à travers cette partie de son corps, mais à ses fesses en tant qu’entité, et comment ne pas penser alors à Bardot dans la scène du MÉPRIS de Godard qui à l’inverse de vos ALLEGRIAS pose elle-même la question de la beauté de chacune des parties de son corps : « Et mes fesses, tu les aimes mes fesses ? »
Je dis vos ALLEGRIAS parce que vous inventez là un genre, un genre de « Joies » comme Goya qui vous est cher lui aussi inventait les « Caprices ». Vos « Joies » qui touchent à l’étymologie même du mot venant du latin Gaudia et qui veut dire littéralement : sentiment de bonheur, de satisfaction vive et intense qui vient du plaisir que l’on a à agir, à accomplir non seulement à une tâche répétitive, mais de contribuer à un certain progrès empreint d’un caractère spirituel, philosophique, scientifique, religieux ou esthétique. Cette définition de la joie que l’on trouve dans le dictionnaire, nous pourrions la donner à l’ensemble de votre cinéma.

Je veux finir par FRENTE AL MAR qui est le dernier film que j’ai vu de vous. Son ouverture philosophique sur le dénombrement des poils et la possibilité de trouver deux hommes ou non qui ont le même nombre de poils, tout cela dans un travelling en voiture, en route vers Chipiona, vers une maison qui domine l’océan, un paradis sur terre ou l’on attrape des pieuvres à la main, ou l’on fait de la psychodynamique de couples, où tout est possible, un Eden où le poète philosophe arrive en célibataire pour tirer une conclusion de cette expérience d’échanges permanents de partenaires, n’est-ce pas vous Gonzalo, cet homme qui regarde ces scènes de cul depuis la main de Picasso, depuis là où cela vous chante, n’est-ce pas vous le chef d’orchestre de cette corrida humaine infatigable, n’est-ce pas vous l’Ogre du cinéma qui ouvre sa maison à ses actrices, acteurs, danseuses, danseurs, enfants et vieillards, gens de l’Andalousie ?
Cher Gonzalo, vous nous donnez la fièvre. Continuez de réchauffer, de tenir en vie et en musique le cinéma, dans la tradition et l’absolue modernité des formes que vous lui inventez, pour qu’aussi puissamment que la vôtre, notre joie demeure.

Manuela Morgaine
Cinéaste – Ecrivain
www.foudre-lefilm.com

Publicado en: 08/10/201510,4 min. de lectura2077 palabrasCategorías: Cine, Críticas, Retrospectivas

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